Éléments constitutifs des conditions favorables à l’acquisition de compétences
Résumé :
Les représentations que se font les formateurs des difficultés des stagiaires de “bas niveau de qualification”, en difficulté d’insertion, sont dressées sur le mode déficitaire. Les hypothèses explicatives de ces difficultés s’organisent autour des axes suivants : les origines culturelles, le type d’expériences antérieures, la complexité des tâches, leur non familiarité pour le sujet, l’absence d’un niveau de raisonnement logique suffisant.
Point de vue propre/point de vue spécifique
En ce qui concerne la compétence qui nous intéresse (se situer dans le temps, dans l’espace et dans la communication), de nombreux travaux, majoritairement dans le domaine des représentations spatiales, mettent en évidence ces difficultés.
Il y a nécessité de décentration complète pour entrer dans la lecture de représentations graphiques. Le sujet doit renoncer à son point de vue d’observateur pour accepter une représentation conventionnelle.
On observe, chez les sujets de “bas niveau”, la prégnance des points de vue propres dus à l’absence de maîtrise de l’invariant de forme, à travers le changement de points de vue. Véronique Bonnal-Lordon a montré, que pour accéder à la représentation d’un point de vue autre que le sien, il faut que le sujet analyse son propre point de vue. Il doit parvenir à la différenciation perceptive de l’ensemble de ses points de vue propres, pour pouvoir accéder à des points de vue spécifiques. La capacité à analyser sa propre perspective semble être un pré-requis pour parvenir à un autre point de vue. Les difficultés observées ne ressortent pas d’une incapacité à se décentrer de son point de vue propre, mais plutôt d’une incapacité à générer une représentation complète d’un point de vue spécifique. C’est ce qui est privilégié au cours des diverses activités de la formation. Parce que la formation est organisée pour agir sur la richesse des représentations du point de vue propre, non seulement sur les objets, mais aussi sur le sujet lui-même, elle facilite l’accès aux points de vue spécifiques. De plus cette compétence, révèlée par les représentations graphiques, semble se généraliser à toutes les activités où cette capacité est nécessaire pour agir.
Repères spatio-temporels et acquisition des compétences
Les référents spatio-temporels permettent, entre autres variables, l’alimentation de la “représentation fonctionnelle” de la conduite. Celle-ci est le “contenant” de la mise en acte d’une compétence.
Les référents spatio-temporels sont indispensables à l’organisation des buts, à la reconnaissance des savoirs utiles, à l’adaptation de la conduite au regard des informations fournies par l’environnement. Un déficit dans les capacités du sujet à construire des repères ne permet pas la construction d’une représentation de la conduite adaptée. À ces titres ils occupent un rôle central dans les acquisitions des compétences professionnelles.
Anticipation de la tâche
C’est grâce au rôle joué par la constitution de repères, dans l’organisation et l’utilisation de la connaissance nécessaires à l’alimentation de la représentation fonctionnelle de la conduite, que la prévision, l’anticipation et l’adaptation à la situation sont possibles.
Le défaut d’anticipation est une caractéristique que nous constatons fréquemment dans les conduites des adultes en formation.
Il nous paraît que la plupart des erreurs, des échecs, des mauvaises réalisations des tâches professionnelles ont plus souvent pour cause une mauvaise programmation de l’action, due à un dysfonctionnement de la représentation fonctionnelle de la conduite causé par un défaut d’utilisation des repères, qu’à une absence de connaissance, ou un “handicap” dans les capacités logico-mathématique. Cette capacité à se situer dans l’action, à analyser plusieurs points de vue, à en adopter un comme référence, grâce à laquelle la représentation de la conduite s’enrichira et sera de plus en plus adaptée, nous paraît essentielle dans la réalisation d’une tâche, et donc dans l’acquisition des compétences. Cette capacité peut être développée à l’occasion de toutes les situations d’apprentissage si le formateur crée les conditions qui favorisent ce processus en y veillant par son attitude etses interventions.
Soi comme outil de connaissance
Les interactions entre le fonctionnement affectif et cognitif et entre le “social” et le “psychologique” conduisent à penser que la connaissance de soi-même est un puissant outil de connaissance des objets du réel. De plus, pour pouvoir avoir accès aux repères permettant de se situer dans le monde de l’objet (l’extérieur) il faut avoir préalablement instauré des repères propres au sujet (l’intérieur) dans un processus qui place la prise de sens au centre des transformations.
Dynamique des fonctionnements affectif et cognitif
Pour mettre en évidence ces interactions, B. Gibello propose le concept de “contenant de pensée”. Lorsque l’élaboration de ces contenants de pensée est déficiente, la prise de sens ne peut avoir lieu, et on se heurte à de graves troubles de l’apprentissage et de la socialisation. En travaillant sur leur ré-élaboration, on parvient à lever les obstacles cognitifs.
La formation en groupe ou par petites équipes, les relations avec le formateur, l’organisme de formation, le chantier et les clients, offrent également un “contenant” grâce auquel le moi se structure et de nouveaux repères s’établissent, dans un environnement de sécurité et de revalorisation.
E. Schmidt-Kitsikis développe le concept d’“abstraction individuante”, qui permet l’autonomisation relationnelle et cognitive. C’est la démarche dynamique qui sous-tend “la transformation des contenus (propriétés et/ou relations) du monde interne du sujet, qui donne accès ou non à une nouvelle connaissance.
Approche de la psychologie sociale
Les caractéristiques relatives à l’insertion sociale du sujet sont l’objet de représentations spécifiques susceptibles de gouverner ou d’orienter son activité de connaissance. Les systèmes de conduites sont partiellement régulés par l’appartenance de soi à une catégorie ou à un groupe social. La construction sociale du soi a un rôle de “schéma cognitif”. Le soi, envisagé comme une structure cognitive, explique que les informations traitées en référence à soi soient plus facilement encodées et mieux rappelées. Ceci expliquerait que toutes les activités, qui concourent à la fois à la reconstruction des repères et à la restauration narcissique, ont des effets directs sur le noyau identitaire et amènent des modifications importantes des conduites. Il y a incontestablement interaction entre la sphère cognitive et affective dans le fonctionnement de nos sujets. La confiance en soi et la compétence à communiquer, acquises par une plus grande connaissance de soi, sont en congruence avec une amélioration de la maîtrise cognitive des situations.
La modifiabilité des compétences
On constate l’apparition de compétences nouvelles en dehors de tout processus d’apprentissage directement dirigé sur ces acquisitions, on assiste alors à une sorte de concaténation, de précipité de connaissances diverses, auparavant éparses.
Les évolutions que nous constatons se réalisent dans une dynamique “modifiante”, qui semble pouvoir être stimulée.
Le concept de “modifiabilité” renvoie à des propriétés d’un système à se modifier par l’effet d’intégrations des informations reçues de l’environnement. Celles-ci conduisent à la réorganisation des éléments internes du système, aussi bien constitutifs (représentations, concepts, opérations, structures) que procéduraux (processus, fonctions, procédés fonctionnels).
Le système cognitif est un système ouvert. Il peut s’adapter. Cette adaptabilité peut être modifiée par des éléments extérieurs (famille, milieu socio-culturel, formation) ou propres au sujet (aberration chromosomique, troubles neurologiques, neurophysiologiques, etc.).
Pour nous, contrairement à Feuerstein, la structure cognitive, outil utilisé et construit, ne contient pas d’éléments fonctionnels mais des fonctionnalités, plus ou moins performantes et/ou puissantes. C’est-à-dire une organisation dynamique (maintien de l’équilibre) de connections d’éléments (contenus dans le système ou reçus par lui) en inter-rétro-action. C’est la représentation de la conduite qui, comme un sas (contenant) et une interface (transformant), permet cette élaboration orientée (besoins, intérêts, motivations, etc.), opérationnalisée (programmation, hypothèses, essais, etc.), transformée (feed-back, nouveauté, résistances, etc.) et assure l’aspect fonctionnel du système cognitif. Pour favoriser ces processus, les situations doivent être riches en intensité, en diversité, en complexité. Elles doivent conduire le sujet à se poser des questions, à être en “alerte cognitive”, à devoir se rééquilibrer par rapport à l’action, par rapport au savoir. On invitera le sujet à analyser la situation, à déterminer son cadre, son but, (recherche du sens), à faire un “inventaire” des données, à envisager le souhaitable et le possible, à prévoir un déroulement, des étapes (projection dans le futur et anticipation), à élaborer une stratégie (ou prendre conscience et analyser ce qu’il voulait faire impulsivement).
Le plus souvent possible, après l’action, on invitera le sujet à extraire les propriétés, les relations de la situation et de son action et à resituer la situation présente par rapport au passé.
La nécessaire complexité des tâches
Les situations complexes se présentent à l’observateur, ou l’acteur, sous la forme de systèmes naturels imparfaitement connus, que leurs interactions constituent. Pour le sujet c’est, le plus souvent, le niveau de complication, associé à la difficulté, qui est confondu avec la complexité. Ce sentiment détermine la poursuite ou le “blocage”. Il est variable d’un individu à l’autre, pour telle situation, selon ses connaissances, ses acquis, ses expériences antérieures. L’approche par la complexité, dans les situations didactiques, vise à favoriser l’exercice d’une pensée capable de traiter avec le réel, de négocier, de dialoguer avec lui. Elle s’oppose à une pensée simplifiante isolant du contexte. Elle porte l’accent sur ce qui relie, interagit, interfère. Elle porte en son principe la reconnaissance des liens entre les entités.
Pour qu’une tâche soit susceptible de provoquer des hypothèses et d’évoquer du sens pour le sujet, il faut qu’elle comporte un certain degré de complexité et soit située dans un contexte “vivant”. C’est ce qu’il faut favoriser. Ceci implique des apprentissages multiples, variés, des situations favorisant des stratégies, l’élaboration d’hypothèses, d’anticipations intéressantes, utiles, c’est-à-dire inscrites dans la vie du sujet. Pour cette raison la démarche que nous proposons est favorable au développement des connaissances, à leur utilisation et à leur opérationnalité parce qu’elle suscite une réorganisation des connaissances. Et ce, d’autant plus qu’un travail préalable avec le sujet, sur ses propres complexités et sens, est réalisé.
Les fonctionnements, les processus et les opérations cognitives, que provoquent les situations complexes, permettent de prendre conscience, d’apprendre, de développer et de rendre performants la construction de repères, le traitement et l’utilisation d’informations (tri, classement, organisation, combinaison, relations, transformations, etc.) qui semblent ne pas être maîtrisés par les sujets avant l’action. De plus, ce travail permet de dépasser les seuls transferts et d’atteindre le processus de généralisation, d’autant plus rapidement que la compétence sollicitée porte sur les attributs de la complexité, c’est-à-dire les relations d’organisation et de logique (entre les éléments, les évènements, les lieux), à partir d’ambiguïtés, d’imprécisions, de contradictions.
Il s’agit de tenter d’aller, non pas du simple au complexe, mais de la complexité vers toujours plus de complexité, en se situant dans cette complexité.
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