La nécessaire complexité des tâches
Il convient de faire une distinction entre “complexe” et “compliqué”.
La complexité porte en connotation un avertissement à l’entendement. Alors qu’une situation peut n’être “pas compliquée” et cependant complexe.
Nous allons voir l’intérêt de cette distinction dans la préparation des situations didactiques qui, selon nous, doivent être d’abord complexes et, selon les cas, progressivement compliquées.
Suivant Littré : “Complexité” = (Complexus : ce qui est tissé ensemble) “Qui embrasse plusieurs idées, plusieurs éléments. Nombre complexe, nombre composé d’unités différentes, comme les divisions de nos anciennes mesures : 8 livres 5 sous 6 deniers.”, ou, plus quotidiennement, 6 heures 20 minutes 8 secondes. Alors que “compliqué” se rapporte au nombre de pièces, d’éléments, à la composition de l’ensemble et à l’enchevêtrement de ses éléments. La complication est un des aspects de la complexité.
Edgar Morin, dans son ouvrage “Introduction à la pensée complexe”, propose une approche d’étude des situations, des faits, des objets, qui nous est apparue extrêmement féconde pour la didactique dans la mesure où elle nous a permis d’éclairer ce que nous ressentions confusément comme un des facteurs essentiels dans les démarches d’apprentissage.
Pour lui : “Est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple” (E. Morin, 1991, p. 10).
Cette deuxième définition met en évidence que le caractère complexe d’une situation ne revêt pas qu’un aspect intrinsèque. Il est également dépendant de l’observateur. Ainsi, ce qui va conférer à une situation sa complexité ce n’est pas d’abord le nombre d’éléments mais, d’une part, la nature de ses éléments et le nombre de relations et d’interactions entre les éléments et, d’autre part, la possibilité de leur appréhension et leur prévision par l’observateur.
Henri Atlan (1979) en utilisant la métaphore du cristal et de la fumée illustre bien cette problématique à propos des organisations vivantes. Il souligne l’opposition des notions opposées de répétition, régularité, redondance, d’un côté, et variété, improbabilité, complexité, de l’autre qui ont pu être dégagées et reconnues comme ingrédients coexistant dans les organisations dynamiques.
Ces situations se présentent à l’observateur, ou l’acteur, sous la forme de systèmes naturels imparfaitement connus, que leurs interactions constituent. Pour le sujet, le plus souvent, le niveau de complication, associé à la difficulté, est confondu avec la complexité. Ce sentiment, souvent, détermine la poursuite ou le “blocage”. Il est variable d’un individu à l’autre, pour telle situation, selon ses connaissances, ses acquis, ses expériences antérieures.
Remarque: Cette distinction révèle sous un autre aspect le lien “affectif/cognitif” et invite le didacticien à étudier le savoir à acquérir (champ conceptuel,) également sur le versant des difficultés pour le sujet (champ cognitif), afin de construire une situation dans laquelle les écarts pourront être régulés par le sujet, l’enseignant ou l’environnement (documentation disponible, par exemple) sans réduire le niveau de complexité.
Pour l’observateur, les situations paraissent plus ou moins complexes en fonction, d’une part, des connaissances qu’il peut mobiliser et de sa capacité à catégoriser, classer, créer de nouvelles “entités” observables et, d’autre part, des possibilités qu’il a de prendre conscience de son fonctionnement cognitif (vis à vis de la situation), pour se permettre de ne pas voir seulement ce qu’il est préparé à voir[1]. C’est-à-dire se dégager des conditionnements qu’ont opérés chez lui, par exemple, la répétition de réponses ou de comportements habituels, dans les cas où ils sont inadaptés à la situation. Cette tendance est d’autant plus forte que la situation paraît “simple”, ou qu’on y a reconnu quelques éléments, même s’ils ne constituent pas des indices pertinents. Dans ce cas le problème n’est pas perçu.
Remarque: Cette propension à utiliser les connaissances acquises empiriquement (assimilées mais n’ayant pas provoqué l’accommodation de la structure permettant la généralisation et la reconnaissance et l’utilisation d’invariants) est d’une grande économie dans la plupart des situations de la vie courante. Elle se révèle être un handicap dans l’adaptation à des situations nouvelles ; a fortiori dans les apprentissages. La remise en cause, dans les premiers essais, du comportement “instinctivement” utilisé, permet le plus souvent l’adaptation de la conduite par la recherche d’autres éléments (indices de la situation ou connaissances internes). Nous avons montrer comment ce processus se déroulait dans la représentation fonctionnelle.
L’approche par la complexité, dans les situations didactiques, vise à favoriser l’exercice d’une pensée capable de traiter avec le réel, de négocier, de dialoguer avec lui. Elle s’oppose à une pensée simplifiante isolant du contexte. Elle porte l’accent sur ce qui relie, interagit, interfère. Elle porte, en son principe, la reconnaissance des liens entre les entités que notre pensée doit nécessairement distinguer, mais non isoler les unes des autres. Comme l’approche systémique[2] qui met au centre de la théorie, avec la notion de système, non une unité élémentaire discrète, mais une unité complexe, elle postule qu’un “tout” ne se réduit pas à la “somme” de ses parties constitutives.
En réduisant la complexité en ordre simple et en unités élémentaires, la méthode cartésienne a nourri l’essor de la science occidentale depuis le XVIIe siècle. Cette méthode est nécessaire pour dégager certaines propriétés, voire certaines lois. Si elle s’avère opérationnelle et rigoureuse pour la recherche, on a tort d’en faire une méthode d’enseignement, exeption faite de la recherche comme méthode d’apprentissage sous certaines conditions[3]. L’étude, d’une part, des lois qui régissent les objets scientifiques et, d’autre part, leurs unités élémentaires (la molécule, l’atome, par exemple) les isole de leur contexte phénoménal, les dissocie de l’environnement. L’appréhension des parties n’implique pas la compréhension du tout et risque de donner à croire que le découpage du réel est le réel. En découpant les notions en petits éléments juxtaposés, proposés comme étapes d’apprentissage, on risque de “stériliser” la connaissance qui, sauf a renvoyer au système cognitif la création des liens, des rapports, des inter-relations entre les éléments, favorise “l’enkystement” et l’isolement des savoirs chez le sujet. Les possibilités de généralisation s’en trouvent réduites. Devant une situation nouvelle, qui nécessite l’utilisation de connaissances vérifiées acquises, le sujet est incapable de mettre en relation les différents éléments, qu’il possède, indispensables à la résolution d’un problème par exemple.
Remarque: On rencontre ce phénomène dans certains exercices de géométrie par exemple, où il faut démontrer l’égalité de deux figures, lorsque l’élève connaît “par-cœur” les différents théorèmes à utiliser et qu’il ne parvient pas à s’en servir. Après avoir écarté, par des interventions de guidage, les éventuels défauts de compréhension du problème, de perception, d’exploration, de précision, on constate le plus souvent que ce sont les capacités d’établir des relations qui sont déficientes. Mais elles n’ont pas été l’objet d’un apprentissage en tant que tel !
Le risque d’une équilibration de la perturbation par un évitement ou un blocage conduisant à l’échec est grand. Cependant la richesse de cette situation, liée à sa complexité, offre au sujet, lorsqu’il franchit ce premier problème, la possibilité d’enrichir son système cognitif en imposant un travail sur les relations, les principes, les transformations, le sens.
C’est le but d’une situation didactique, donc, du plus grand intérêt. En effet l’analyse nécessaire ne peut se faire sur les aspects factuels (apparaissant les premiers) mais sur la dynamique, les relations, les propriétés, les invariants qui constituent la structure ou le système à appréhender. Cette approche de l’environnement devient homomorphe (semblable) au fonctionnement du système cognitif.
“Logiquement, le système ne peut être compris qu’en incluant en lui l’environnement, qui lui est à la fois intime et étranger et fait partie de lui-même tout en lui étant extérieur” (E. Morin, 1990, p. 32).
Cette interaction nous conduit à préciser que ce n’est pas seulement l’action sur l’environnement qui permet la compréhension (assimilation) mais le fait d’être dans un environnement (situation) réellement inter-agissant avec le sujet et l’objet de l’apprentissage.
Le système cognitif ouvert, comme le milieu intérieur d’une cellule, d’un organisme ou la flamme d’une bougie, est en échange permanent avec l’extérieur. Le flux de ces échanges crée un déséquilibre “nourricier” qui permet paradoxalement[4] la création d’un équilibre fragile, apparemment stable, qui assure le maintien de ses structures bien que ses constituants soient changeants. C’est le changement de ses constituants qui entretient le maintien de la structure, comme dans notre organisme le renouvellement des molécules et des cellules. C’est l’organisation de cette clôture ouverte qui constitue l’entité et alimente son autonomie, comme la frontière qui isole la cellule et qui, en même temps, la fait communiquer avec l’extérieur.
Comme tous les systèmes ouverts, le système cognitif est donc une organisation en déséquilibre rattrapé ou compensé, en dynamisme stabilisé, en interaction constante avec l’environnement, système lui-même en changement permanent.
La relation organisation/information avec, et à l’intérieur, du système environnant est fondamentale et rend compte d’une complexité en désordre organisé permanent vers toujours plus de complexité. “Nous devons tenter d’aller, non pas du simple au complexe, mais de la complexité vers toujours plus de complexité”. (E. Morin, 1990, p. 51).
Le formateur devra veiller au niveau de complexité optimum d’une situation d’apprentissage. Il est fonction des individualités, du degré d’autonomie, des aptitudes à l’apprentissage, de l’inventivité, de la créativité de chacun, et de la richesse des relations avec l’environnement.
Dans une situation d’apprentissage, une tâche d’une complexité trop réduite provoque des attitudes du type: “On nous prend pour des gamins, c’est comme à l’école”, ou, si elle est “seulement” compliquée : “Ça m’prend la tête, ça veut rien dire, c’est nul ! “. Pour qu’une tâche soit susceptible de provoquer des hypothèses et d’évoquer du sens pour le sujet, il faut qu’elle comporte un certain degré de complexité et soit située dans un contexte “vivant” (une réalité de la vie ordinaire ou professionnelle). Pour qu’il devienne réellement inter-agissant, il faut que l’environnement puisse être doté, par le sujet, de sens, et s’inscrive dans un cadre où chacun des éléments contribue à élaborer cette cohérence de sens. Les situations exploitées par la méthode de l’Entraînement mental ont cette caractéristique.
Cependant un exès de complexité peut, finalement, être déstructurant, comme un excès de désordre, d’informations, de relations où l’organisation ne peut plus se maintenir. Cette “fine gestion” de la situation didactique, incombe au formateur qui doit pouvoir prendre une distance suffisante pour analyser, anticiper, agir dans la situation, elle-même complexe. Car si toute organisation a besoin de désordre (informations, transformations, évolutions) pour se maintenir en vie, elle a, aussi, besoin d’ordre (lois, principes, invariants) pour maintenir son existence. C’est dans, et avec, ce “tourbillon” que le sujet se constitue et doit se situer. Les médiations du formateur doivent en tenir compte.
Parce que la complexité est un tissu d’évènements, d’actions, d’interaction, de rétroaction, de déterminations, d’aléas, elle impose de clarifier, distinguer, hiérarchiser. Ces opérations nécessaires à l’intelligibilité doivent être provoquées par la situation didactique et encouragées par le formateur.
“La difficulté de la pensée complexe est qu’elle doit affronter le fouillis (le jeu infini des inter-rétroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, l’incertitude, la contradiction.” (E. Morin,1991 p. 22).
C’est ce qu’il faut apprendre à vivre, à gérer ou à supporter. Les quasi “passages à l’acte”, qu’on peut trouver sous l’apparence de conduites impulsives précipitant le sujet dans l’action, se veulent simplificateurs. L’action procure parfois l’impression qu’elle simplifie parce qu’elle réduit, pour un court instant, l’incertitude. Si l’acteur ne peut analyser les effets de son pari implicite, il se trouvera rapidement confronté à l’échec. Il aura d’autant plus de difficulté que la prise de repères, dans l’évolution de son action, sera défaillante. Il ne s’agira plus, dans ce cas, d’une démarche “essai-erreur”, où l’essai est préparé et l’erreur (éventuelle) est analysée, mais “action-échec”. L’action “utile” est une action stratégique. Elle n’est pas réalisée pour “soulager” la perturbation mais s’élabore à partir d’une décision initiale. C’est plus qu’un pari, c’est un défi basé sur différents scénarios (indirectement, c’est une occasion d’apprentissage à la prise de risque). Ils pourront évoluer dans le temps. Ils pourront être modifiés, selon les informations qui vont arriver en cours d’action, et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action.
Le rôle de la représentation fonctionnelle de la conduite, comme nous l’avons montré, est central au processus. La stratégie cherche l’information et s’oppose au hasard ou essai de l’utiliser. A l’évidence, il faut qu’un “point de départ” soit bien fixé pour que l’évolution soit perçue et utilisée dans des va-et-vient d’analyses, de recherches, d’utilisations d’informations. L’importance des référents spatio-temporels est, toujours, primordiale pour la gestion de cette “incertitude”, pour la conscience des dérives et des transformations, car le domaine de l’action est très aléatoire et lui-même incertain et complexe. Il faut abandonner les solutions qu’on croyait efficaces, inventer, élaborer des solutions nouvelles, paradoxalement accroître l’incertitude car du nouveau, de toute façon, va surgir. Mais c’est un processus dynamique qui s’auto-enrichit et alimente le progrès de la connaissance.
C’est l’impossibilité de cette gestion qui est une des causes de l’inadaptation et du désarroi dans lequel se trouve une grande partie de notre public. Ce sont les opérations de distinction sans disjonction, c’est-à-dire sans être isolées, qui mettent en évidence les relations qui permettent de gérer les situations pour s’y situer et agir. C’est ce qui fait défaut. C’est ce qu’il faut favoriser. Ceci implique des apprentissages multiples, variés, des situations favorisant des stratégies, l’élaboration d’hypothèses, d’anticipations intéressantes, utiles, c’est-à-dire inscrites dans la vie du sujet. C’est un des plus grands intérêts de l’Entraînement mental et des situations proposées à “Médiation” en chantier école, par exemple.
Pour cette raison, on peut penser que la démarche que nous proposons est favorable au développement des connaissances, à leur utilisation et à leur opérationnalité, parce qu’elle suscite une réorganisation des connaissances. Et ce, d’autant plus qu’un travail préalable avec le sujet, sur ses propres complexités et sens, est conduit (cf. la construction des repères préalables à l’acquisition des compétences).
[1] Notion d’«imprinting» cognitif utilisée par E. Morin (1991) au sens de K. Lorentz.
[2] Cf. Le Moigne J.-L., « La théorie du système général », PUF, 1990 et « Systémique de la complexité » in Revue internationale de systémique, 2, 90, présenté par J.-L. Le Moigne.
[3] Cf. Aumont B., Mesnier P.-M., « Entreprendre, chercher, conditions de l’acte d’apprendre. », Thèse de doctorat de l’université René Descartes, Sorbonne-Paris V, 1991.
[4] Barel Y., « Le paradoxe et le système », PUG, 1979.