Repères spatio-temporels
et acquisition des compétences
Nous allons aborder le rôle que les “repères temporels” nous semblent jouer dans le fonctionnement cognitif, à partir de connaissances acquises, lors du choix et de l’adaptation des éléments nécessaires à la réalisation des conduites.
Approche théorique
Nous situons, dans le cadre des acquisitions des compétences professionnelles liées à des processus cognitifs fonctionnels, la problématique des référents temporels permettant, entre autres variables, l’alimentation de la “représentation fonctionnelle” de la conduite.
C’est G. Vergnaud qui a mis en évidence le rôle opératoire des représentations. En effet, pour lui, le rôle de la représentation est de conceptualiser le réel pour agir efficacement dans le cadre des attentes du sujet et des effets produits à partir des signifiants utilisé par le sujet, des signifiés qu’il élabore et des schèmes qu’il utilise ou construit.
Les représentations se forment, se valident et se transforment dans l’interaction du sujet avec le réel.
L’aspect fonctionnel de la représentation est lié au rôle qu’elle joue dans le réglage de l’action et des attentes du sujet. Par celles-ci le sujet élabore et corrige ses représentations.
D’un point de vue didactique, c’est dans le domaine de l’acquisition des compétences que l’utilisation des repères spatio-temporels nous semble être d’une importance décisive.
Il faut préciser d’abord, comme nous l’avions annoncé dans notre présentation générale, ce qu’on entendra par “compétence”. En effet, ce terme, opposé à “capacité” est l’objet de nombreuses acceptions parmi lesquelles, comme le remarque G. Malglaive (1990, p. 127) “il est décidément bien difficile de s’y retrouver”. Suivant son analyse, pour D. Hameline “(…) les capacités apparaissent comme générales et polyvalentes, les compétences sont spécifiques et relatives à des comportements déterminés.” (1990, p. 126). Cité par G. Malglaive, pour P. Gillet : “on peut (…) définir la compétence comme système intériorisé d’apprentissages nombreux, orientés vers une classe de situations scolaires ou professionnelles”. Contrairement à G. Malglaive, qui s’interroge sur le bien-fondé de cette volonté de définition des capacités ou des compétences, nous pensons que la distinction permet d’orienter l’action de formation vers tel ou tel mécannisme d’apprentissage et de se détacher des notions de talent et de performance. Au demeurant, pour lui “cette notion [capacité], comme celle d’ailleurs de compétence, ne désigne pas un contenu qu’il faudrait à tout prix exhiber, mais un phénomène, un mécanisme (…), qui n’est autre que celui de l’action humaine et de ses caractéristiques.”(p. 128).
Nous n’entendrons pas “capacité” dans le sens du comportement décrit pour la définition des objectifs (“le sujet doit être capable de”) ni “compétence” dans le sens de “performance” qui désigne la qualité des actes que permet cette compétence.
Dans les dictionnaires le substantif “compétence” renvoie aux attributions, aux pouvoirs liés à une habileté reconnue dans certaines matières qui donne un droit de décider (Petit Littré 1991), à une aptitude reconnue, une expertise, une maîtrise, en vertu d’une connaissance approfondie en la matière. (Petit Robert, 1972). Cette notion d’aptitude, de faculté, de qualité, dont il est question, renvoie aux capacités à exercer la connaissance “en la matière”.
L’action d’utilisation de ces connaissances et la capacité à les mettre en œuvre dans une situation donnée, dans un but précis adapté à la situation, permet d’attribuer, à celui (celle) qui les exerce, l’adjectif de “compétent(te)”. C’est cette “qualité” de performances “actualisées”, c’est-à-dire rendues “réelles” (contextualisées) dans l’environnement, que les actions de formation professionnelles visent à faire acquérir au sujet.
Nous insistons sur ce point car la substantification que nous opérons sur ce qualificatif lui attribue alors, dans ce sens, une signification proche de “la mise en œuvre de capacités”. Prenons un exemple pour éclairer l’importance de cette distinction : on peut se déclarer “capable de monter une installation de chauffage central” (compte tenu du niveau de connaissances qu’on peut avoir sur ce domaine et des possibilités qu’on s’attribue de les mettre en œuvre) mais, à notre sens, on ne peut se dire compétent que lorsqu’on a réalisé correctement la tâche réelle (de façon adéquate, conforme, aux buts fixés liés aux normes et à l’efficacité). Cette réalisation peut être évaluée objectivement. C’est ce critère qui détermine la qualification, pas celui de la seule capacité.
Ainsi, pour nous, la compétence est liée à des connaissances approfondies utilisables dans l’action (mise en acte de connaissances) attestant et procurant une expertise, une qualification. Il s’agit de la mise en actes des potentialités disponibles (innées ou acquises, peu importe), plus précisément de l’utilisation réussie de capacités aux effets apparents, observables, mesurables.
Dans la formation c’est la capacité d’élaborer une conduite nouvelle qui est l’objet de l’apprentissage (pas seulement théorique mais également pratique).
Pour rendre compte de l’aspect opérationnel de ce qu’on nomme “l’acquisition de compétences” nous définirons, de façon intégrative, la compétence évoquée ici de la manière suivante : mise en actes de connaissances adéquates au(x) but(s) déclencheur(s) et de capacités d’adaptation de la conduite par rapport à une action.
C’est l’élaboration de la représentation fonctionnelle de la conduite qui joue le rôle primordial dans l’acquisition ou la mise en œuvre d’une compétence et nous allons montrer le rôle central des repères spatio-temporels dans ce processus.
On peut, schématiquement, illustrer le processus d’élaboration de la représentation fonctionnelle de la conduite par le sujet à partir de plusieurs sources alimentant en informations : les unes externes, les autres internes.
Ce schéma, dont l’ordre artificiel des opérations pourrait déjà indiquer une inscription dans le temps, doit être lu comme un processus d’inter-rétro-actions permanent. Le “tourbillon” que constituent les relations entre les diverses informations et leurs transformations, pour pouvoir diriger efficacement l’action, doit être “organisé” autour d’un “axe”, un sens, “maintenu” par l’orientation des buts initiaux. Essayons de décomposer ce processus dans son déroulement temporel (presque simultané).
La représentation fonctionnelle est élaborée à partir des besoins, des attentes, des intentions, des motivations du sujet dans une situation donnée. C’est-à-dire provoquée en même temps par des informations d’origine interne et externe, dans le rapport du sujet avec son environnement.
Les buts, les stratégies, les données nécessaires, ne peuvent être établis qu’à partir d’un moment, d’un état, d’un point, qui servira de référent au repérage de l’évolution de l’action. Cette évolution se déroule dans le temps et nécessite, pour en évaluer les effets/conséquences, l’élaboration d’un point de repère.
Ce repère établi arbitrairement, ou selon des règles, prend le statut de valeur discrète[1] sur le continuum du déroulement de l’action et permet la mesure des effets et le réglage de l’action.
Ces informations sont en changement permanent.
L’action du sujet modifie l’environnement. En retour les informations en provenance de l’environnement (feed-back) changent également. L’analyse de ces informations (leur perception et leur signification) ne peut se faire que par rapport à des éléments relativement stables, permettant la comparaison entre l’attendu et le résultat de l’action. C’est-à-dire desquels un certain nombre de propriétés, d’invariants peuvent être reconnus, conservés ou modifiés et utilisés par le sujet.
La perception de ces invariants devient le point nodal de ce processus. La diversité des contextes ne peut pas être inscrite dans le répertoire des connaissances du sujet, celui-ci ne peut faire appel qu’à la recherche des invariants. En effet, ils constituent les bases des transferts et de la généralisation. Ils servent de critères de sélection parmi les connaissances acquises (stockage interne[2]) qui permettent l’adaptation des schèmes d’action.
La reconnaissance des invariants ne peut se réaliser que par comparaisons, mises en correspondances. Les comparaisons imposent de changer de niveau, de point de vue, de repère ou d’en établir de nouveaux.
A partir de ces éléments, le processus d’alimentation de la représentation fonctionnelle de la conduite puisera, dans le “stock” des connaissances disponibles, les informations nécessaires à la nouvelle situation.
Ce processus en modification constante se réalise avec la production d’hypothèses (anticipation) et la confrontation des effets de l’action (inférences) et de la programmation, de la conduite nécessaire, élaborée par rapport aux buts et aux circonstances de réalisation.
Cette “programmation” impose une organisation temporelle, plus ou moins étendue suivant la complexité de la tâche et les capacités du sujet.
Ainsi, la construction et l’adaptation de la représentation fonctionnelle de la conduite ne peut se passer de repères temporels fixés par le sujet.
Comme dans le domaine des opérations intellectuelles relatives à l’espace, plus particulièrement les opérations projectives qui permettent la coordination des points de vue et la capacité de situer les objets les uns par rapport aux autres ou par rapport à soi, le choix de repères arbitraires ou normés est essentiel à la programmation et la réalisation de la conduite.
Ce passage du “continu” au “discontinu” met en œuvre des opérations intellectuelles formelles d’autant plus difficiles que, contrairement à l’élaboration de repères spatiaux, elles ne peuvent pas avoir de support concret.
Un déficit dans les capacités du sujet à construire des repères ne permet pas la construction d’une représentation de la conduite adaptée. Les difficultés à mettre en œuvre les opérations projectives qui permettent de coordonner et de situer les actions conduit le plus souvent à l’impulsivité, à un comportement d’essai-erreur non-organisé, au blocage ou à l’évitement : dans la plupart des cas à des conduites inadaptées aux possibilités du sujet et aux besoins de la situation.
Nous avons maintes fois constaté, par des entretiens avant ou après l’action, que les sujets avaient les connaissances nécessaires et utiles mais qu’ils semblaient ne pas savoir les utiliser ou ne pas avoir perçu que celles-ci étaient nécessaires dans ce cas. Les difficultés à se situer dans le temps, l’espace et la communication étaient concomitantes à ce déficit.
L’alimentation adéquate de la représentation fonctionnelle de la conduite nécessite la maîtrise du déroulement temporel de l’action et des opérations mentales à mettre en œuvre. C’est dire qu’il s’agit d’un déficit fonctionnel cognitif.
Nous avons déjà abordé la théorisation, organisée autour du supposé “déficit des fonctions cognitives”, que Feuerstein à élaborée, à partir des travaux d’André Rey, mais le concept reste très flou. Selon lui et l’interprétation qu’en fait M. Roger (1991) :
“Les fonctions cognitives sont liées aux opérations cognitives, mais à la différence de celles-ci, elles constituent les conditions de l’acte mental. Le problème posé par l’activité mentale relève moins de l’aspect acquisition ou construction d’une opération, qui pourrait sous l’influence de la nécessité psychogénétique et/ou sociale s’installer dans le système cognitif, que de la possibilité pour le sujet de mobiliser, d’actualiser ladite opération dans la variété des contextes auxquels elle serait censée s’appliquer. De surcroît cette mise en action nécessite une mobilisation énergétique permettant de déclencher et de soutenir le travail des opérations. C’est ce que vont accomplir les fonctions cognitives”.
Selon nous, et à partir de ce point de vue, le défaut de constitution (ou la disparition) des repères affecterait la capacité du sujet à maîtriser les fonctions et les opérations mentales nécessaires à la conduite, et au contrôle de son déroulement temporel.
Parler ici des raisons; manque d’analyse des causes et de l’origine des choses
En effet, dans cette conception, le sujet recourt à ses éléments fonctionnels pour agir sur la réalité et, en retour, pour en recueillir les effets. Si les fonctions de programmation de l’action, d’analyse de ses effets sont rendus impossibles, par l’absence de point de vue déterminé et de repères stables, le sujet se heurtera soit à des difficultés opérationnelles, soit à l’impossibilité d’appliquer ladite opération. En effet, la construction ou l’application d’une règle requiert la capacité d’identifier le problème, de discerner les données pertinentes de celles qui ne le sont pas, voire d’écarter celles qui perturbent, de dérouler ensuite les opérations et, enfin, d’exprimer une réponse.
C’est grâce au rôle joué par la constitution de repères dans l’organisation et l’utilisation de la connaissance nécessaires à l’alimentation de la représentation fonctionnelle de la conduite que la prévision, l’anticipation et l’adaptation à la situation sont possibles.
Le défaut d’anticipation est une caractéristique que nous constatons fréquemment dans les conduites des adultes en formation.
Il nous paraît que la plupart des erreurs, des échecs, des mauvaises réalisations des tâches professionnelles ont plus souvent pour cause une mauvaise programmation de l’action, due à un dysfonctionnement de la représentation fonctionnelle de la conduite causé par un défaut d’utilisation des repères, plus qu’à une absence de connaissance, ou un “handicap” dans les capacités logico-mathématique.
[1] Dans le sens étymologique utilisé en mathématique : (discretus) séparé, mis à part .
[2] Cf. Ross B. M. et Furth H. G., “Les fonctions de stockage”, Encyclopédie de la Pléiade, 1987, p. 715.